Accueil > Français > Le projet UsageR·E·s > "Notre objectif c’est de faire reconnaître l’auto-réhabilitation"

"Notre objectif c’est de faire reconnaître l’auto-réhabilitation"

Interview de Daniel Cérézuelle, directeur scientifique du Programme autoproduction et développement social (Pades), tiré de son intervention sur l’auto-réhabilitation accompagnée lors de la formation Communs de la MCDR UsageR·E·s à Valence, fin décembre.

Comment en êtes-vous venu à étudier le développement de l’autoproduction ?
En 1996, pour l’Institut de travail social, j’ai suivi la mise en place du Revenu minimum d’insertion (RMI). Tout ce dispositif de soutien aux personnes en situation difficile était centré sur le retour à l’emploi. Mais l’autonomie sociale n’est que partiellement dépendante du revenu. Dans Travailler autrement, travail et mode de vie, Guy Roustang - Directeur de recherche honoraire au CNRS - explique que le travail salarié n’est qu’une des dimensions de la qualification sociale des personnes.

Les assistantes sociales remarquaient ainsi que ceux qui demandaient peu d’aide savaient « faire des choses » : un jardin, de la couture, retaper leur maison.... La possibilité d’autoproduire peut jouer un rôle très structurant dans le mode de vie des ménages modestes ou très modestes. Toutefois cette question du « faire soi-même » n’était pas légitime dans les années 1990. Le monde de la recherche comme les politiques publiques ne s’y intéressaient pas. On a créé le Pades->http://www.padesautoproduction.net/] en 1996 avec Guy Roustang et quelques soutiens afin de pousser les politiques publiques à s’intéresser à ces questions et à soutenir des recherches et des expérimentations dans ce domaine. Au Pades, plus largement, notre objectif c’est de faire reconnaître l’auto-réhabilitation pour faire bouger des lignes sur les questions juridiques, pour obtenir des financements afin de former les accompagnateurs, mais aussi de participer à la mise en réseau des acteurs et de clarifier les méthodes avec eux.

Vos travaux se concentrent sur la question du logement et du jardinage, quelles sont les problématiques dans ces deux domaines ?
Nous avions identifié huit domaines d’accompagnement à l’autoproduction mais nous nous sommes concentrés sur les équipements collectifs de jardinage et l’auto-réhabilitation du logement. Nous ne nous sommes pas penchés sur l’accompagnement à l’autoconstruction car il y avait trop de freins administratifs et politiques à l’époque. En outre, sur l’alimentation ou le logement, il y a des évolutions sociales qui aggravent les problèmes et appellent des réponses innovantes : précarité énergétique d’un côté et montée des déséquilibres alimentaires de l’autre.

Nous nous sommes intéressés à différentes questions. Qu’est-ce que produit l’autoproduction ? Quels sont les obstacles à son développement ? Quelles seraient les meilleures manières d’accompagner ces pratiques pour qu’elles apportent tous leurs effets en termes sociaux ? On a travaillé à « préciser les conditions de réussite et clarifier les méthodes », sachant qu’il n’y en a pas qu’une.

Sur le logement, les bailleurs signalaient une panne du « savoir-habiter », avec la multiplication des ménages qui ne savent pas s’approprier leur logement ou l’entretenir, avec des effets parfois catastrophiques sur l’évolution du bâti. L’appropriation des savoir-faire se fait de plus en plus mal pour de plus en plus de monde, notamment pour des raisons culturelles. On l’observe aussi pour l’alimentation, avec une montée des déséquilibres alimentaires liés à des causes objectives comme le coût de la nourriture, mais aussi à la perte des repères qui permettent de s’alimenter de manière correcte et décente.

Une étude a par exemple été menée à Marseille avec des femmes des quartiers modestes en partant de l’analyse de leurs tickets de caisse. Elle a montré que l’achat de viande fraiche pesait lourd sur leur budget ; mais personne n’achetait des légumes secs alors que c’est un substitut économique en termes de protéines et que les parents de ces femmes avaient l’habitude de le faire. La perte de ressources monétaires est considérablement aggravée par la perte de ressources culturelles !

Quel lien faire entre l’autoproduction et la construction de soi et des liens sociaux ?
Parmi les différentes formes de ressources existantes, nous nous intéressons aux ressources informelles et non monétaires : c’est le domaine de l’autoproduction, de l’entraide, du troc, du don... Or, le don est au fondement du lien social domestique et communautaire. C’est souvent dans ces pratiques que se fondent les capacités sociales des personnes et encore plus fondamentalement la construction de la personne. Avec l’autoproduction, on fait quelque chose soi-même pour soi-même ; et en même temps on se fait soi-même. Leroy Merlin avait fait une affiche qui illustre bien cette idée : « Ça, c’est moi qui l’ai fait ! ».

À l’inverse, l’impossibilité de faire est un facteur de déconstruction de soi et du lien social. Or, on vit dans un monde où beaucoup de gens sont privés, parfois légalement, de leur capacité à faire eux-mêmes. Dans notre civilisation technicienne plusieurs mécanismes sont à l’origine de la perte des savoir-faire de la vie quotidienne, notamment l’industrialisation de la production de logements et celle de la nourriture qui favorisent cette décomposition culturelle.
JPEG - 419.4 ko
Dans quel contexte s’inscrit l’autoproduction de logements ?
L’autoproduction a toujours joué un rôle très importantdans l’habitat rural et paysan. L’auto-réhabilitation continue à jouer un rôle important pour les classes populaires et moyennes des pays industrialisés. Les ménages français consacrent plus de temps à des activités non monétaires (jardinage, bricolage, cuisine…) que monétaires et si on tenait compte de la valeur produite par toutes ces activités, il faudrait augmenter le PIB de 40% à 70%.

L’autoconstruction collective de logements a commencé dans les années 1930, et elle s’est développée avec la naissance du mouvement des Castors après 1945. Mais cela a été contredit par la politique de l’État qui a favorisé les « grands ensembles » produits industriellement. Pour l’auto-réhabilitation « très sociale », après-guerre on a vu aussi apparaître le réseau des Pact (Programme d’Action Contre les Taudis qui s’appelle Soliha aujourd’hui), ainsi que les Compagnons Bâtisseurs.

Depuis les années 1970, l’autoconstruction « tout public » se développe, comme le montre la multiplication des grandes surfaces de bricolage. Dans les années 1990, la création du RMI a favorisé une modeste diffusion de l’accompagnement à l’auto-réhabilitation « très sociale » car les Départements avaient une obligation de travailler sur l’insertion dans le logement. Mais ce fut provisoire car avec le resserrement des budgets des conseils généraux beaucoup d’opérateurs ont dû renoncer.

En revanche l’auto-réhabilitation accompagnée « tous publics » se développe avec des chantiers hybrides dans lesquels le propriétaire se répartit le travail avec des professionnels. Certains de ces professionnels s’en ont fait une spécialité. On ne peut pas prescrire à l’avance qui peut faire quoi, car il n’y a pas de postes ou de techniques que certains non-professionnels n’arrivent pas à prendre en charge. Dans l’étude que nous avons mené en 2014 sur 20 chantiers (1), la plupart des personnes engagées dans chantiers d’auto-réhabilitation hybrides étaient des « débrouillards » et avaient un capital culturel assez développé et des savoir-être suffisants pour aller chercher des savoir-faire qu’ils ne maîtrisaient pas. Personne ne peut produire de manière totalement isolée, il faut un minimum de capacité de coopération. Rénovation thermique

Comme dans l’agriculture, est-ce que l’industrialisation peut entrainer une perte d’autonomie des personnes ?
Les systèmes constructifs sont devenus très complexes avec l’industrialisation, difficiles à corriger et à adapter aux situations individuelles. Finalement, c’est souvent la technique qui dicte ce que l’on peut faire et ce que l’on fait, pas nos besoins. L’individu est vu de plus en plus comme un élément perturbateur qu’on va reléguer à la périphérie, par exemple en cachant les circuits électriques. Cela fait obstacle à l’appropriation. L’habitant est relégué au statut d’occupant, de consommateur passif. Il y aussi l’impact de l’obsolescence rapide des techniques, qui impose de se mettre constamment au courant des derniers procédés ou matériaux. Cette modernisation a entrainé une dépendance accrue et une perte d’autonomie.

L’autre tendance du monde moderne, c’est la professionnalisation. Si vous allez au ministère du Logement, nombre de responsables estiment que le logement est une affaire de professionnels, que si les gens s’en mêlent, cela va être la catastrophe ! Les savoir-faire vernaculaires - de ceux qui habitent au village – ou populaires, spontanés... sont délégitimés.

La spécialisation fait qu’il y a de plus en plus de professionnels qui ne connaissent que leur spécialité, sans vision d’ensemble. Cette spécialisation extrême pose des problèmes. Des entreprises ne font qu’assembler des éléments sans savoir d’où ils viennent, comme ils fonctionnent... La technicisation impose la division du travail et les contraintes gestionnaires - il faut faire vite ! Il en résulte aussi des difficultés de coopération entre les différents professionnels intervenant sur un même chantier, et parfois au sein d’une même entreprise avec la multiplicité des corps d’état. Il en résulte un accroissement de ce que l’on appelle les coûts de transaction. Même sur un chantier de rénovation modeste de 10 000 euros, il faut parfois faire intervenir six ou sept professionnels ! De plus cette spécialisation où chacun ne connaît que sa partie et où personne ne se préoccupe de l’ensemble favorise l’effritement de « l’éthique du bel ouvrage ». Certes, l’industrialisation a permis de construire des mètres carrés habitables de manière plus efficace et rapide, mais il faut se demander si on n’a pas atteint pas un seuil et avec quels conséquences.

Enfin, dans une civilisation technicienne comme la nôtre, il y a un nombre effrayant de prescriptions qui déterminent l’acte de bâtir. Cette sur-normalisation rend les pratiques autonomes pratiquement hors la loi.
Construction industrie

Face à ce constat, on doit donc favoriser le développement de l’autoconstruction et l’auto-réhabilitation ?
La façon dont on construit des bâtiments a entrainé une hausse des coûts pour se loger, mais l’enjeu économique n’est pas le seul, car on constate aussi des difficultés d’appropriation et d’entretien pour certains habitants. C’est pourquoi lorsque l’on présente l’intérêt de l’autoconstruction et de l’auto-réhabilitation aux pouvoirs publics on peut mettre en avant différents objectifs : lutter contre un cercle vicieux du mal logement et de l’exclusion, maintenir les gens dans leurs logements, les adapter au mode de vie des familles, prévenir les risques sanitaires ou réaliser des économies d’énergie.

Qu’en est-il de la question de l’accompagnement à ces pratiques ?
Ce sont les gens qui ont un capital social culturel important qui font de l’auto-réhabilitation. Ils sont souvent motivés par un désir d’autonomie pratique, d’appropriation, d’environnement... Ces personnes précisent qu’elles n’ont pas eu besoin d’accompagnement mais en pratique la plupart ont eu des accompagnements informels. Mais d’autres auraient besoin d’aide. Beaucoup de ménages ont des ressources financières limitées et disposent de temps et de force de travail mais n’ont pas de compétences techniques ou sont timides, n’ont pas confiance en eux, n’ont pas les réseaux... C’est l’immense majorité ! On ne peut pas construire une politique de soutien à l’auto-réhabilitation du logement en se disant qu’il n’y a que des débrouillards.

Dans l’auto-réhabilitation accompagnée, en fonction de l’ampleur des travaux et des capacités des personnes, l’accompagnement peut intervenir sur différentes phases. Les professionnels peuvent avoir un rôle de maître d’ouvrage - pour établir un projet qui correspond aux besoins des personnes, organiser le planning, proposer un budget, identifier les compétences nécessaires…- et de maître d’œuvre pour la réalisation des travaux, ce qui suppose parfois des compétences d’ingénieur sur la question de matériaux, de technicien, d’artisan… Ils peuvent apporter un conseil ou bien réaliser directement les travaux. Une seule personne ne peut avoir toutes les compétences mais ce qui est important, c’est qu’il y ait un interlocuteur privilégié qui ait une vision d’ensemble. L’accompagnement, c’est un compromis instable entre des exigences techniques et sociales, les capacités des gens, leurs moyens... Par exemple, l’ordonnancement des travaux n’est pas le même selon les personnes, s’il y a des enfants, si on vit dans le bâtiment... 

Certains artisans font cela très bien, de manière spontanée, mais ils ont des aptitudes qui ne sont pas données à tout le monde. Il est donc important de pouvoir former des accompagnateurs. Dans le domaine de l’auto-réhabilitation « très sociale » il y a des éducateurs spécialisés avec des CAP techniques et qui sont formés sur les questions relationnelles. L’ Université du Littoral Côte d’Opale a réussi à mettre mis en place un Diplôme universitaire d’accompagnateur à l’auto-réhabilitation avec 70 heures de formation. Pour la puissance publique, qui contracte avec des opérateurs c’est important car le diplôme est délivré par l’État. C’est aussi une sécurité possible pour les habitants.

1 - Etude disponible sur le site du Pades