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« Les groupes de femmes sont d’abord des espaces d’échange et de parole »

Interview de Clémentine Comer, docteure en science politique, qui travaille sur la question du genre en agriculture, notamment dans le cadre d’une thèse soutenue en 2017 et intitulée « En quête d’égalité(s). La "cause des agricultrices" en Bretagne, entre statu quo conjugal et ajustement catégoriel  ».

Je tu elles… Agricultrices de Drôme et d'Ardèche
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Qu’est-ce qui vous a orienté vers ce sujet ?
Je suis issue du milieu agricole. Mon frère est en Gaec avec mon oncle sur l’exploitation familiale, un élevage laitier. Après des études généralistes, je suis retournée vers des sujets agricoles en m’intéressant à la question du genre. Rapidement, je me suis aperçue que, depuis les années 2000, il y avait de nouveaux travaux de recherche sur les femmes en agriculture mais qu’on ne trouvait pas de littérature dans le domaine de la science politique, par exemple sur les formes de leur engagement. Mon travail de thèse a donc eu pour objectif de mieux comprendre la place des femmes dans les systèmes de production et quel impact cela a sur leurs formes d’engagement et de mobilisation. Je voulais comprendre pourquoi des groupes de femmes, non-mixtes, se maintiennent aujourd’hui encore dans les organisations de représentation agricole et j’ai choisi la Bretagne comme terrain d’étude.
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Est-ce qu’il existe des spécificités du monde agricole lorsqu’on parle de genre et d’inégalités femmes-hommes ?
Sûrement, mais ces caractéristiques sont communes avec d’autres métiers dits indépendants : c’est la perméabilité entre la sphère professionnelle et personnelle, en particulier sur les exploitations familiale et notamment en lait. On peut observer une division sexuée des tâches professionnelles mais aussi domestiques et parentales, qui conduit à des inégalités assez spécifiques.
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Quels sont les espaces de militance et d’engagement des femmes que vous avez identifiés ?
Dans le sillon de la Jeunesse agricole catholique et du modèle de l’exploitation à deux unités de travail humain - UTH - que le syndicalisme agricole a promu, s’est structurée une division sexuée du militantisme agricole. En particulier, les agricultrices se sont organisées au sein de groupes de femmes. Ces groupes non-mixtes continuent d’exister, au sein des syndicats par exemple, avec des « commissions femmes » ou au sein de groupes techniques, comme les Ceta, Geda, Cuma, Afocg…
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Ces groupes d’échanges techniques reposent sur des sociabilités professionnelles très localisées et demeurent actifs. Ils conçoivent de manière autonome leur programme de formation. Les femmes y décident elles-mêmes des sujets qu’elles veulent traiter. Il y a enfin des groupes d’échanges et de travail plus informels, qui ne figurent pas dans les organigrammes des organisations agricoles, mais qui jouent un rôle d’entraide et soutien entre femmes.
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Quelle a été la place de ces groupes dans le développement d’innovations en agriculture ?
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Ces groupes ne sont pas restés en marge des évolutions sociales et techniques, au contraire. Dans les années 1970, ce sont principalement les femmes qui ont participé à la diffusion de l’informatique et de nouvelles formes de comptabilité. Dans les années 1980, elles ont commencé à collecter les déchets dans les exploitations et ont poussé les coopératives à y participer. Dans les années 1990, les femmes sont aussi les premières à s’attacher à communiquer sur l’agriculture, par exemple en organisant des opérations « fermes ouvertes » alors que l’agriculture commence à être critiquée pour ses impacts environnementaux, notamment en Bretagne.
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Dans la période contemporaine, depuis les années 2010, certains groupes travaillent spécifiquement sur les médecines alternatives en élevage bovin. Les éleveuses y développent des connaissances sur les huiles essentielles en réponse au coût de plus en plus élevé des traitements, à la réglementation qui restreint l’usage des antibiotiques, mais aussi car elles utilisent déjà l’homéopathie pour leurs propres enfants et donc en sont convaincues. Cette réappropriation de suivi sanitaire du troupeau est une pratique qu’elles jugent autonomisante. En outre, sur des questions comme le soin, on perçoit très clairement cette imbrication entre la vie domestique et professionnelle.
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Ces groupes de femmes seraient donc propices au développement de l’autonomie ?
Il y a un lien, effectivement, mais on ne peut pas dire que toutes les femmes qui participent à des groupes non-mixtes y trouvent une voie d’émancipation. Les groupes de femmes sont d’abord des espaces d’échange et de parole, où l’on peut parler de problèmes communs, d’un malaise, d’une situation difficile, comme par exemple le fait de se sentir prise en étau sur la ferme entre son mari et son beau-frère… Par la confrontation des vécus, on se rend alors compte que l’on n’est pas seule à vivre des situations difficiles. Cela contribue à créer une « conscience de genre ».
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Elle peut se définir comme le sentiment d’appartenir à la catégorie sociale des femmes et de partager avec le reste des femmes des intérêts communs, qu’il s’agisse de l’injustice éprouvée face aux inégalités femmes-hommes, et de l’aspiration à l’amélioration de cette condition. A partir de là, on a plus ou moins de ressources individuelles – éducation, milieu familial et entourage, expériences... - pour faire de cette conscience un facteur de changement.
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La dimension collective est très importante dans l’autonomisation. On peut prendre l’exemple d’une formation « conciliation des temps de vie », organisée par un groupe d’agricultrices du Finistère. Les membres du groupe ont chacune réalisé un emploi du temps détaillé de leurs différentes tâches professionnelles et domestiques. Elles pensaient que leur travail, qui recouvrait une variété de tâches, et donc était morcelé, n’était pas reconnu car il n’était pas « visible ».
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Elles ont par la suite associé leurs conjoints à ce travail d’identification des tâches sur les exploitations et au domicile. S’en est suivi une comparaison de leurs emplois du temps respectifs. Cela s’est avéré un support d’objectivation fécond des tâches réalisées par chacun.e et ce travail a débouché sur un échange plus général sur la valeur économique et symbolique du travail « féminin » et « masculin ». Cet exercice a fonctionné comme un déclic chez certains couples, qui ont alors réaménagé leur organisation et répartition du travail.
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Vous avez étudié l’engagement des femmes dans des groupes proches de la FNSEA. Est-ce que leur engagement est différents ailleurs ?
Il n’existe pas d’égalité « en soi ». La perception de l’égalité est dépendante des représentations professionnelles mais aussi de perceptions du monde forgées par des convictions idéologiques et politiques. J’ai ainsi montré dans ma thèse que l’affiliation d’agricultrices à la FNSEA, ou la proximité qu’elles entretiennent avec ce syndicat, conditionnent leur conception de l’égalité et colore très fortement leur féminisme.
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L’égalité est par exemple conditionnée à une forme de rentabilité : elle est défendue car elle valorise la figure de la cheffe d’entreprise. De manière générale, l’égalité des partenaires au sein du « couple de travail » devient un horizon souhaitable et une question centrale discutée au sein des groupes d’agricultrices. Toutefois, si les agricultrices adhèrent à la cause de l’égalité, elles rejettent l’étiquette du « féminisme », trop connotée et péjorative à leurs yeux. Elles préfèrent une égalité « respectable », moins proche des mouvements sociaux.
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Du côté de la « gauche paysanne », la non-mixité n’est pas un acquis et fait débat. Dans les années 1970 et 1980, les Paysans-Travailleurs ont créé des commissions syndicales féminines pour défendre la reconnaissance professionnelle et l’obtention d’un statut pour les agricultrices. Ces groupes non-mixtes ont ensuite périclité, puis ont resurgi dans les années 2000 avec le débat sur la parité dans les instances de représentation professionnelle - par exemple le groupe femmes à la Confédération paysanne).
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Cette non-mixité est questionnée car persiste le mythe de « l’égalité-déjà-là ». En raison du progressisme supposé des réseaux agricoles alternatifs, l’organisation autonome des femmes n’aurait pas lieu d’être. Pour autant, les inégalités sont bien présentes et persistent. Il suffit de regarder la composition encore très masculine de nombreux conseils d’administrations de structures agrobiologiques. Depuis peu, on assiste toutefois à un tournant, il y a une réhabilitation de ce « séparatisme militant », la conviction que des espaces de paroles entres femmes sont nécessaires. Les thématiques du genre et de l’égalité sont de plus en plus mises en avant au sein des institutions et des organisations agricoles, on voit apparaître ou réapparaître des groupes de femmes dans les syndicats, des postes salariés sur cette question, des programmes d’actions….
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_ Quand on parle de genre, d’égalité femmes-hommes ou de stéréotypes, on pense au symbole du tracteur et à la technique. En quoi est-ce un problème particulier à l’agriculture ? Comment changer ces représentations sexistes ?
Ces représentations et stéréotypes, qui existent dans d’autres métiers, assignent les hommes et les femmes à certains rôles et à certaines tâches, au-delà des compétences réelles qu’ils et elles détiennent d’ailleurs. Un exemple rencontré dans ma thèse : une agricultrice, à la tête d’une exploitation laitière en individuelle pendant dix ans, est rejointe par son mari qui s’installe à son tour. Alors qu’elle était jusque-là vue par ses collègues et son environnement professionnel comme une femme maîtrisant le tracteur, il y a eu une forme d’accaparement de la machine par son conjoint.
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Cela n’a pas été le fruit d’un rapport de force explicite. La partition des rôles s’est faite très subtilement. En quelque sorte, elle a progressivement cédé sa place et lui, l’a prise. Les femmes peuvent avoir un fort capital technique mais la machine, le tracteur, symboliquement, est attaché à la masculinité. C’est très ancré.
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De même, bien que les femmes aspirent à maîtriser le tracteur, certains maîtres de stage demeurent réticents à ce qu’elles le conduisent. Des discriminations sexuées persistent dans l’apprentissage agricole. Quand les femmes rejoignent la profession, sans socialisation agricole préalable, elles ont parfois besoin de formations non-mixtes, qui les sécurisent, car elles les mettent à l’abri des jugements de leurs pairs. Pour faire évoluer les stéréotypes et représentations sur ces questions, la formation est cruciale, notamment dans les lycées agricoles ou en BPREA.
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Mais il faut commencer par former les formateurs sur les préjugés de genre, peut-être introduire des moments de non-mixité, avec des groupes de femmes ou plus largement, de personnes « novices », qui n’ont pas hérité de la « culture » agricole. On peut aussi envisager des réglementations plus contraignantes vis-à-vis des maîtres de stage, par exemple l’obligation d’un nombre minimum d’heures de conduite un tracteur.
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Enfin, il y a aussi des actions et projets comme la MCDR Usager•E•s qui participent à la réappropriation des outils par les femmes. Les outils, comme les quais de traite, ne sont pas du tout adaptés à la morphologie de nombreuses femmes. Il est essentiel que les femmes s’emparent de ce sujet, comme d’autres. Sur cette question, comme sur beaucoup d’autres, les groupes non-mixtes ont encore leur raison d’être.