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Plaidoyer : souveraineté technologique des paysans

En favorisant l’autonomie des paysans par la réappropriation des savoirs et savoir-faire autour de l’outil de production des fermes, l’Atelier Paysan favorise une souveraineté technologique des campagnes. Nous affirmons qu’il est du ressort des paysans de questionner leurs outils de travail, machines et bâtiments, leur impact financier, agronomique et ergonomique.
Le pôle InPACT s’est saisi de ces questions et les a compilées dans un premier Plaidoyer que vous pouvez utiliser et diffuser largement.

FAIRE MARCHER LES CERVEAUX AVANT LES SERVEURS !

 

 

(1) Le plaidoyer d’InPACT en version courte

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crédit photo : Lima Pix (Flickr)

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Innovation techniciste et course à l’endettement en agriculture : Pas d’agroécologie sans souveraineté technologique des paysans !

L’outil de production des fermes, à savoir les machines, les bâtiments, les équipements, sont souvent restées des questions périphériques. Le Pôle InPACT a ainsi observé d’un bon œil que le Ministère de l’Agriculture identifie dès 2012 les agroéquipements comme leviers dans la transition agroécologique de l’agriculture française. Cela signifiait qu’on reconnaissait la nécessité de faire évoluer l’outil de travail des agriculteurs en lien avec l’évolution des pratiques agricoles. Ce constat de bon sens a cependant abouti en février 2016 à la diffusion du plan « Agriculture et Innovation 2025 », sur proposition de l’IRSTEA, de l’INRA, d’AgroParisTech et de l’ACTA, allouant plus de 10 Milliards d’euros au développement et au déploiement des technologies numériques, de la robotique et des biotechnologies dans le secteur agricole. Réponse technique à sens unique, mobilisant le même paysage d’acteurs ayant historiquement favorisé la standardisation et l’artificialisation de l’agriculture. Pourtant, d’autres solutions existent, plus économes pour les agriculteurs et les financeurs publics, plus adaptées aux besoins des agriculteurs, et qui vont dans le sens d’une souveraineté technologique.

Le Pôle InPACT rassemble à l’échelle nationale des organisations de développement agricole à but non lucratif, d’utilité sociale, qui soutiennent des formes d’agricultures durables, ouvertes sur la société et intégrées au territoire. Dans cette optique, le Pôle InPACT dénonce la répartition de l’enveloppe dédiée au développement d’une agriculture principalement techniciste pour ces 10 prochaines années. Nous nous inquiétons de l’allocation massive et prioritaire de fonds publics pour une Recherche et une Innovation adaptées à une agriculture de firme et dont les développements technologiques ne feront qu’approfondir les fondements mêmes de la crise agricole actuelle, à savoir l’endettement des exploitations et l’inadéquation à une agroécologie paysanne.

Car le choix de l’Etat de soutenir le déploiement de la robotique, du numérique et des biotechnologies ne correspond pas directement aux demandes des agriculteurs, avis remontés depuis le terrain. Ces options technologiques sont avant tout défendues pour les agriculteurs dans la perspective de lancer des champions industriels nationaux, capables de prendre part à un marché mondial estimé à 70 Mds d’euros en 2020. Il est compréhensible que l’attrait pour ces nouveaux marchés pousse l’Etat à investir dans ces secteurs, mais les agriculteurs n’ont pas à être le débouché d’une industrie émergente. Ces technologies répondent avant tout aux appétits des industriels déjà en place, qui nous donnent en échange à rêver de promesses de mutations agricoles grâce aux technologies qu’ils développent.

La question n’est pas de savoir s’il faut ou non continuer à déployer le numérique, la robotique et les biotechnologies pour l’agriculture, mais d’évaluer à la fois leur pertinence pour le développement d’une agroécologie paysanne (dans ses trois dimensions de résilience écologique, économique et sociale), leur cohérence avec les agriculteurs sur le terrain, et l’ensemble des impacts prévisibles. Refuser ce questionnement revient à soutenir une fuite en avant techniciste et idéologique. En effet, toute innovation n’est pas bonne en soi, elle n’a pas naturellement des effets bénéfiques sur le bien-être des populations. (voir l’article de Sandrine Petit « Faut-il absolument innover ? A la recherche d’une agriculture d’avant-garde ». Courrier de l’Environnement de l’INRA (65), 2015).

Le Pôle INPACT s’inquiète qu’en France, les institutions garantes du développement de l’agriculture perpétuent des paradigmes socio-techniques et socio-économiques aujourd’hui caduques, qui, en promettant des emplois et des relais de croissance pour le secteur privé lucratif des agrofournitures, compromettent in fine les conditions de travail et de vie des agriculteurs. Le modèle agricole dit conventionnel, qui implique une course aux investissements et à l’agrandissement des fermes, tournées vers les marchés globalisées et l’agro-industrie, est une aberration économique, écologique et un désastre humain pour une large frange de la population agricole. Il est temps que les décideurs publics fassent preuve de volonté politique en passant outre les inerties d’un système aligné sur une trajectoire productiviste, ayant pour seule réponse, dans sa quête soudaine d’aménagement des conséquences négatives de son modèle productif, d’approfondir en réalité le verrouillage technologique.

Partant du même constat que le Ministère de l’agriculture sur la nécessité de développer des outils adaptés à la transition agroécologique, le Pôle InPACT a pris le temps d’analyser le contexte global des agroéquipements : quels acteurs publics et privés sont moteurs sur ce secteur ? Quels modèles de développement adoptent-ils et quelles sont les conséquences sur la structure de l’agriculture française ? Quelles stratégies certains agriculteurs mettent-ils en place pour contourner l’endettement systémique et l’incitation au suréquipement ?
Le Pôle InPACT propose un certain nombre de recommandations pour sortir d’un modèle d’innovation fordiste qui institutionnalise un partage des tâches entre scientifiques et équipementiers chargés de concevoir les innovations, vulgarisateurs chargés de les diffuser, et agriculteurs censés les adopter. Le Pôle InPACT propose une participation directe des agriculteurs à la conception des outils dont ils auront l’usage, tout en veillant à intégrer des critères agronomiques, écologiques, économiques et ergonomiques exigeants.

Dans un contexte de recherche d’efficacité de la dépense publique, le Pôle InPACT demande à l’Etat – via une note explicative ci-jointe – de questionner l’enveloppe de 10 Milliards d’euros qu’il semble attribuer sans réticence aux secteurs du numérique, des biotechnologies et de la robotique. Par les observations et les analyses produites par de multiples acteurs de terrain représentés par le Pôle InPACT, il semble cohérent et nécessaire de financer les processus vivants et créatifs d’innovation collaborative et des dispositifs d’économie circulaire pour les agroéquipements (notamment la conception intégrée sur les territoires, le recyclage et réemploi de matériels fonctionnels, l’autoconstruction). Des expériences collectives ouvertes ont été menées dans les campagnes : les connaissances et les savoir-faire générés présentent des caractéristiques d’efficacité évidentes pour la profession agricole, pour sa mutation vers de nouveaux systèmes agricoles autonomes et résilients. Par des effets d’échelles et d’inertie administrative, ces résultats tangibles et prometteurs ne sont que trop peu visibles et/ou regardés par les décideurs politiques. Leur extension, et une diffusion plus large de ces succès impulsés par les acteurs du terrain produiraient des transformations de pratiques agricoles efficaces et robustes dans le temps ; en étant basées sur la participation individuelle et la mobilisation collective des agriculteurs.

Il est nécessaire de repenser l’allocation d’une partie des 10 Milliards d’euros du plan « Agriculture et Innovation 2025 » : même si les nouvelles technologies numériques, robotiques ou les biotechnologies apparaissent comme des investissements financiers intéressants à moyen terme, elles ne constituent pas pour autant une réponse aux problématiques agricoles du XXIème siècle. De ce fait, elles ne peuvent légitimement pas capter l’ensemble de l’enveloppe destinée au développement de l’agriculture pour ces 10 prochaines années. Il est nécessaire d’appuyer les structures de développement rural, réseau InPACT et ONVAR compris, qui portent une méthodologie efficace d’accompagnement à l’innovation et à l’émergence de solutions technologiquement et socialement novatrices dans les territoires français.

Près de 10% des agriculteurs sont représentés par le Pôle InPACT. Ces agriculteurs et leurs organisations souhaitent, dans un esprit d’ouverture à la société civile, que leurs initiatives - pour une meilleure intégration de l’intérêt général dans la conception et la diffusion des agroéquipements, c’est-à-dire une souveraineté technologique adaptée à la transition agroécologique et à la pérennité des structures socio-économiques agricoles qu’elles incarnent - soient prises en considération par les organisations étatiques qui les représentent démocratiquement.


(2) La version longue du plaidoyer

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Vous pouvez lire les différents chapitres en cliquant sur chacun ci-dessous :

Souveraineté technologique : Défendre l’intérêt général autour des agroéquipements

Les agroéquipements mobilisent toute une chaine d’acteurs économiques ou institutionnels : administrations centrales et territoriales (MAAF, DRAAF), collectivités locales (régions, départements), instituts techniques (ACTA) et instituts de formation et de recherche agricole (INRA, IRSTEA, Ecoles d’agro), organismes de conseil (APCA), industriels et syndicats d’équipementiers (AXEMA, CEMA), distributeurs et syndicats de distributeurs (SEDIMA), organismes bancaires… Mais aussi des acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire qui proposent un dimensionnement ou une utilisation alternative de l’outil de ferme ; c’est le cas de la FNCUMA par exemple, ou encore de la coopérative L’Atelier Paysan. A leur mesure, ces acteurs impulsent dans le monde agricole de nouvelles dynamiques, car mutualisation et innovation collective viennent questionner le rapport des paysans à leur outil de production.

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Le Pôle InPACT a observé d’un bon œil que le Ministère de l’Agriculture identifie dès 2012 les agroéquipements comme leviers dans la transition agroécologique de l’agriculture française. Cela signifiait qu’on reconnaissait la nécessité de faire évoluer l’outil de travail des agriculteurs en lien avec l’évolution des pratiques agricoles. Ce constat de bon sens a cependant abouti en février 2016 à la diffusion du plan « Agriculture et Innovation 2025 », sur proposition de l’IRSTEA, de l’INRA, d’AgroParisTech et de l’ACTA, allouant plus de 10 Milliards d’euros au développement et au déploiement des technologies numériques, de la robotique et des biotechnologies dans le secteur agricole. Réponse techniciste à sens unique, mobilisant le même paysage d’acteurs ayant historiquement favorisé la standardisation et l’artificialisation de l’agriculture, et dont les propositions ne feront qu’approfondir la crise économique, écologique et sociale que traverse l’agriculture. Pourtant, d’autres solutions existent, plus économes pour les agriculteurs et les financeurs publics, plus adaptées aux besoins des agriculteurs, et qui vont dans le sens d’une souveraineté technologique. Le Pôle InPACT conteste donc un certain nombre de dispositions de ce plan, tout comme le manque de diversité dans sa conception et son pilotage. Plus largement, nous contestons les orientations prises autour des agroéquipements, que ce soit au niveau de la Recherche, de l’Innovation, du Conseil ou encore des dispositifs de soutien à l’investissement.

Le plan « Agriculture et Innovation 2025 », symptôme d’un enthousiasme excessif pour les nouveautés technicistes

Le manque d’ouverture du processus d’élaboration des orientations techniques

Le plan « AI 2025 » a été élaboré uniquement par le versant technicien du développement agricole (Instituts techniques, Recherche, Ecoles) . Les structures du réseau InPACT et du réseau des ONVAR, représentants les utilisateurs finaux des technologies agricoles, n’ont pas été consultées. Pourtant, ces réseaux portent des modèles agricoles à forte résilience économique, écologique et humaine, et à fort pouvoir d’attraction aujourd’hui sur les nouvelles installations agricoles.

Une évolution technique présentée comme « allant de soi », sans nuances

Tout se passe donc comme si les options technologiques du plan « AI 2025 » relevaient d’une décision technicienne, apolitique, et qu’elles ne méritaient pas d’être explorées et questionnées dans leurs effets et leurs impacts sur le monde agricole ; comme si les choix techniques allaient de soi, comme si la hausse de la mécanisation, l’augmentation de la taille des machines et l’arrivée du high-tech dans les fermes constituaient une évolution socio-technique automatique, présentée sans nuance comme une aubaine, par toute une chaine d’acteurs : Etat, Instituts, Recherche, Industriels. Ce serait un facteur de compétitivité et de productivité, annoncé comme mécaniquement bénéfique pour l’agriculture, l’emploi et la place de la France dans le jeu économique et industriel mondial.

Pourtant, toute innovation n’est pas bonne en soi. Elle n’a pas naturellement des effets bénéfiques sur le bien-être des populations et ne se traduit pas systématiquement dans l’intérêt général . Le pôle InPACT s’inquiète qu’en France, les institutions garantes de l’intérêt général ne puissent sortir de paradigmes socio-techniques et socio-économiques en échec, qui en promettant des emplois et des relais de croissance pour le secteur privé des agro-fournisseurs, compromettent l’avenir, et notamment les conditions de travail et de vie de nombreux agriculteurs.

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Financement public de l’Innovation : au service des intérêts privés d’une industrie ?

En mobilisant 10 Milliards d’euros (notamment des dispositifs de la Banque Publique d’Investissement, PIA, avances remboursables…) sur la Recherche-Innovation autour de la robotique, le numérique et les biotechnologies, ce Plan « AI 2025 » envoie un signal et détermine l’état d’esprit qui guidera toute une partie du développement agricole vers une surenchère techno-centrée.

Nous savons que le manque de financement public alloué à la Recherche publique entrave son indépendance et que de nombreuses recherches ont désormais lieu dans le cadre de partenariats entre Instituts techniques/Recherche agricole et acteurs privés lucratifs. La recherche partenariale est aujourd’hui un dispositif privilégié pour financer et rentabiliser la recherche publique . Ces partenariats déboucheront sur le développement de technologies brevetées et n’auront comme seule finalité d’ouvrir de nouveaux marchés, de nouveaux « relais de croissance », pour encourager la profitabilité d’un secteur industriel, sans questionnement sur leurs effets socio-économiques sur les agriculteurs usagers des technologies.

Il existe un autre financement public, indirect, de l’activité de Recherche et Développement des entreprises privées lucratives, non soumis à un véritable examen éthique des résultats et des impacts : le Crédit Impôt Recherche (CIR) .

Le Pôle InPACT constate qu’en l’état, le financement public de la Recherche et Innovation n’a pas l’ambition de créer des connaissances et des savoir-faire agricoles ouverts, relevant des Communs, afin de tracer la voie d’une autre agriculture, humaine, émancipatrice, écologique et qui permette aux paysans de trouver les moyens d’exercer et de faire évoluer sereinement leur métier.

Les agriculteurs n’ont pas à être le débouché d’une industrie émergente

En conséquence, le Pôle InPACT dénonce la volonté publique de recourir de manière inadéquate à la robotique, au numérique et aux biotechnologies, sous couvert « d’agroécologie », car ces technologies ne correspondent en rien aux besoins des agriculteurs de nos réseaux, dans toute la diversité des retours qui nous sont remontés depuis le terrain. Nous pensons que ces technologies sont avant tout défendues pour les agriculteurs dans la perspective de lancer des champions industriels nationaux, capables de prendre part à un marché mondial estimé à 70 Mds d’euros en 2020 . Il est compréhensible que l’attrait pour ces nouveaux marchés pousse l’Etat à investir dans ces secteurs, mais les agriculteurs n’ont pas à être le débouché d’une industrie émergente.

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Des technologies trompeuses et inégalitaires, adaptées avant tout à une agriculture de firme

Cette ambition industrielle de l’Etat n’a rien à voir avec les besoins concrets des agriculteurs, et notamment des jeunes générations s’installant sur des modèles remplissant les critères d’agroécologie paysanne. Une fois de plus, le processus d’élaboration des politiques publiques ne prend pas le temps d’interroger les besoins, de concevoir, en fonction, les techniques et les technologies agricoles, tout en gardant l’honnêteté intellectuelle de questionner ses effets potentiels, ses impacts socio-économiques, et d’en tirer toutes les conséquences sur la pertinence des options technologiques.
Car le plan « AI 2025 » trace les contours d’une infrastructure agricole toujours plus capitalisée, en proposant une offre technique et technologique coûteuse et complexe, au service de l’agrandissement des exploitations, et de productions agro-industrielles toujours plus spécialisées.

La mécanisation joue, et a joué bien entendu un rôle majeur dans l’amélioration des conditions de travail des paysans : réduction des tâches très pénibles physiquement, productivité individuelle, etc. De la même manière à l’heure actuelle, l’arrivée de nouvelles technologies de pointe calibrées à l’agriculture ouvre des perspectives qui ne peuvent être niées. Cependant, une autre facette du progrès technique existe : déshumanisation du travail, perte d’autonomie des paysans, standardisation de la production, surendettement…

Les innovations ‒ fortement technologiques ‒ des acteurs du monde des agroéquipements sont certes vertigineuses et séduisantes pour certaines, cependant elles auront surtout tendance à renforcer l’éloignement des paysans de la terre. Ces innovations technologiques, voire technophiles, peuvent être trompeuses, surtout si elles semblent miraculeuses. Le déploiement du numérique et de la robotique, sensés optimiser le contrôle sur la production vont induire une perte de résilience, d’autonomie et de solidarité dans le monde agricole (Pour plus de renseignements, se reporter aux réflexions d’InPACT sur la question, retranscrites dans Transrural Initiatives ) :

  • Explosion des coûts d’acquisition entraînant une fragilité économique face aux aléas de la production
  • Concurrence accrue entre le peu d’agriculteurs qui pourront s’équiper et la majorité qui ne pourront pas suivre ces évolutions technologiques (choix, moyens financiers insuffisants, manque de formation…), confortant encore plus le modèle d’une agriculture avec toujours moins d’actifs
  • Complexité des réparations, sous-maîtrise des réglages et des usages des technologies adoptées, par un suréquipement et un mal-équipement. En étant difficilement appropriables dans leurs usages, les machines agricoles high-tech rendent les agriculteurs captifs, d’autant plus dépendants à toute une gamme de services associés, de réparation et de conseil pour la conduite des travaux
  • Appropriation externe des données générées par les nouvelles machines. Le big-data est en réalité le but productif sous-jacent de ces dispositifs technologiques, car ils génèrent une énorme quantité de données valorisables par les industries qui équipent les agriculteurs, et qui cherchent là de nouveaux leviers de croissance

De plus en plus tourné vers les nécessités d’une agriculture de firme, le métier d’agriculteur continue de se resserrer sur une définition étroite d’opérateur de solutions techniques pensées en amont et sans connexion avec les réalités particulières de chaque ferme.

De manière générale, un approfondissement du « système de cadrage technologique »

Questionner les options techno-centrées systématiquement présentées sous un jour positif - en terme de développement, de croissance et de compétitivité - est d’autant plus urgent que la construction d’un système de cadrage technologique et de prescriptions techniques univoques décourage les agriculteurs de faire d’autres choix et risque, par « effet cliquet » d’embarquer définitivement toute l’agriculture vers ces seuls systèmes techniques . Pour bon nombre d’agriculteurs soumis à s’adapter au nouveau régime technologique ou à disparaître, d’autres choix deviendront-ils possibles ?

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Le MAAF cherche-t-il vraiment à soutenir toutes les agricultures ?

Les pouvoirs publics expliquent pourtant soutenir la diversité des modèles agricoles, et ce quels que soient leur taille d’exploitation et leur système technique. Pourtant, quelle inégalité de moyens constatons-nous entre le soutien public massif au développement d’une agriculture très capitalistique, et celui des agricultures territorialisées et résilientes.

On ne trouve pourtant plus personne pour contester que la crise agricole actuelle, économique, écologique et humaine, est une crise du modèle productiviste. Or, quelles sont les réponses apportées par l’Etat, relayées par toute la chaine d’acteurs du développement agricole ? Toujours plus de productivisme, une fuite en avant capitalistique (soutien aux investissements) et technologique (déploiement de technologies hétéronomes), comme si pour résoudre l’aberration d’un modèle agro-industriel en faillite, il fallait simplement approfondir les mêmes paramètres qui ont provoqué son échec.

Nous déplorons donc que les institutions agricoles soient portées à construire un avantage comparatif disproportionné à destination d’un seul type d’agriculture, industrielle et concentrée. Une agriculture qui continue de substituer à une main-d’œuvre formée et éclairée, source de dynamiques rurales, des solutions techniques souvent illusoires parfois excluantes et aussi destructrices d’emploi.

Poursuivre une politique d’endettement des fermes, c’est approfondir la crise agricole

Au-delà de ce plan de déploiement de technologies inadaptées et inégalitaires sur les fermes, le Pôle InPACT interroge le maintien de politiques de soutien à l’endettement, devenues incompréhensibles compte tenu de la crise structurelle de l’agriculture, dont les derniers rebondissements médiatiques ont mis en scène les éleveurs laitiers et porcins. Jusqu’à quand l’Etat va-t-il assister à des faillites de fermes en cascade parce qu’elles ont dû adopter un système où l’endettement est la règle ? Pourquoi annoncer un plan de soutien à l’agriculture en axant les crédits sur des prêts bonifiés ? Pourquoi conditionner les aides à l’installation à un minimum de 100 000€ d’investissement , c’est-à-dire un niveau très élevé pour bon nombre des porteurs de projets agricoles, si ce n’est pour perpétuer le même système en crise ?

Car le public agricole est en forte recomposition. On assiste à un important renouvellement des populations agricoles, avec l’arrivée de candidats à l’installation sans capital familial (moyens, savoir-faire), souvent non issus du milieu agricole, donc avec des besoins aigus d’appropriation du métier. Ces installations vont majoritairement de pair avec une volonté de diversifier le métier d’agriculteur et d’aller vers plus d’autonomie, en se réappropriant des savoirs et savoir-faire. Cela implique de modérer l’endettement et dès lors, de repenser les investissements.

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L’investissement perpétuel, une fuite en avant, pour quels résultats socio-économiques ?

L’Etat prend en charge une partie du financement des agroéquipements, jusqu’à 50% pour du matériel utilisé en Agriculture Biologique. Plus largement tout un panel de dispositifs est mis en place pour inciter à investir. Nous souhaitons questionner ces aides à l’acquisition de machines agricoles ou de bâtiments neufs, car elles favorisent clairement le surdimensionnement des exploitations, dans un contexte de crises agricoles où l’endettement grève le modèle économique des exploitations, particulièrement les fermes laitières ou porcines.

On peut également observer les premiers effets de la loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » (« loi Macron ») promulguée en 2015 et qui octroie un avantage fiscal pour suramortir 40% des investissements. Les agriculteurs en ont profité pour acquérir des tracteurs toujours plus puissants (embellie de +64% et +69% pour les tracteurs de 200 à 249 CH et 250 à 299CH en 2015). Cette information est à mettre en regard avec les données Agreste montrant une corrélation entre l’accroissement de la puissance des tracteurs et l’agrandissement des fermes.

Pourtant, si le volume d’investissement ne faiblit pas en France , on observe que le retour sur investissement est de plus en plus faible .
Des alternatives existent pour diminuer la charge d’investissement, par un meilleur conseil vers un équipement adapté au projet des personnes (et non pas l’inverse), une meilleure anticipation, le recours à l’autoconstruction, au réemploi… Sont-elles véritablement explorées et suggérées au monde paysan ?

Renouer avec l’utilité sociale : les préconisations du Pôle InPACT

Changer le regard des décideurs sur les agriculteurs

Dans les schémas de pensée qui structurent les différents acteurs de la chaine de décision des politiques agricoles, les agriculteurs sont encore rarement vus comme des acteurs innovants, éclairés, capables de participer aux orientations nécessaires pour une transformation des pratiques agricoles. Cette fonction d’innovation et d’orientation technique étant systématiquement déléguée à des spécialistes, Recherche et Industriels.

Arrêtons de voir les agriculteurs comme des extracteurs de matières premières ou des opérateurs d’un agro-système. Etre agriculteur est un métier complet. Il ne suffit pas de produire des matières premières, il faut aussi être éclairé en agronomie, en mécanique, en construction, en comptabilité, en gestion, en vie collective et locale, etc… C’est pourquoi le Pôle InPACT souhaite que s’ouvre le regard sur la complexité du monde agricole, pour qu’on puisse enfin associer bien en amont les agriculteurs aux décisions qui les concernent. Faisons confiance aux agriculteurs pour s’organiser et décider du changement technique et technologique dont ils ont besoin.

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Une nécessité : favoriser l’autonomie des paysans dans leur relation aux machines

Il est évident que la complexité et le verrouillage des technologies agricoles actuelles ne permettent pas aux agriculteurs d’être pleinement maîtres de leur outil de travail. Nous devons étudier et comprendre cette perte d’autonomie et cette dépendance croissante à un réseau d’experts extérieurs à la ferme. Faire appel à un prestataire extérieur afin de réparer une machine n’a rien d’anodin : si le paysan peut trouver dans cette démarche un certain confort (pas besoin de développer une expertise, gain de temps…), celle-ci devient de plus en plus une obligation au lieu d’être une option. Et plus les machines agricoles se complexifient, moins les paysans sont autonomes dans les réparations et les réglages, qui parallèlement deviennent également plus compliqués et coûteux…

Pour remédier à cette perte d’autonomie des agriculteurs, due notamment à un trop faible niveau d’accompagnement désintéressé, nous proposons que soient étudiés les processus par lesquels les agriculteurs peuvent gagner en compétences et en capabilités . Quel accompagnement à l’utilisation des agroéquipements ? Quel accompagnement à l’innovation collective et ouverte dans les agroéquipements ? Comment l’implication des agriculteurs, et la reconnaissance de leur expertise singulière, peut-être source d’efficience et d’adéquation aux besoins ? Et nous parlons ici de lieux et de temps de co-production de savoirs adaptés plus ambitieux que les seuls « living labs » prévus par le plan « AI 2025 », qui sous couvert d’implication d’un panel élargi d’acteurs, ne permettent pas aux agriculteurs d’être directement concepteurs des techniques et des pratiques.

Nous constatons dans nos réseaux que beaucoup de paysans calibrent leur parc matériel à la mesure de leur projet agronomique, et considèrent leurs outils comme ils doivent l’être : au service de celles et ceux qui les utilisent au quotidien. Nous savons que cette approche peut être mieux diffusée. La machine ne fait pas le système, c’est au paysan d’être moteur et de retrouver sa place centrale, dans la conception de sa ferme comme outil de travail au service de l’alimentation, et d’être attentif aux interactions ressenties avec son milieu. C’est avec ce regard préalable qu’il est souhaitable d’aborder la question de la machine agricole, prolongement mécanique de connaissances paysannes maîtrisées et transmises essentiellement de pair à pair. Un équipement adapté aux plus justes besoins, qui soit aussi évolutif que vivant. Finalement, nous sommes face à tout un pan technique et matériel trop longtemps abandonné en sous-traitance et qu’il y a urgence à se réapproprier.

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Innover oui, mais en fonction des besoins et d’une stratégie globale, au service de l’intérêt général, de façon décentralisée, ouverte, collaborative

Pour le Pôle InPACT, la méthode de développement des technologies agricoles est un point essentiel. Elle constitue un nœud puisqu’il s’agit d’un enjeu de pouvoir. Pourquoi, comment et qui développe les équipements agricoles ?

Soyons clairs : nous tenons à ce que soit distinguée la singularité des travaux d’innovation entre pairs telle que les réseaux de développement agricole associatifs et coopératifs l’entendent. Nous défendons une innovation dans le sens de la mise au point d’outils et techniques adaptées, accessibles, souvent volontairement low-tech (tout en nécessitant un savoir-faire humain élevé), dans le cadre de démarches créatrices qui sont en elles-mêmes source de réappropriation des savoirs et usages, par des méthodes participatives. Les innovations collectives et individuelles, par les usages, renouvellent la créativité dans le domaine des agroéquipements, et génèrent de plus, par le partage horizontal des connaissances, les conditions optimales de leur diffusion. De même que les efforts pour réinterroger de manière permanente le lien à la machine et le rôle de la technique, nous pensons que ce type d’innovation par l’usage est à encourager.

Enfin, nos réseaux de développement agricole posent la question des biens communs. En permettant aux agriculteurs de s’investir collectivement et directement dans la production de connaissances, puis en les mettant en partage sans barrière d’accès, ces réseaux libèrent les savoirs et savoir-faire des agriculteurs. Quelles sont les externalités positives de ces processus ? Dans quelles mesures sont-ils source d’adéquation des réponses techniques aux besoins ? Dans quelles mesures sont-ils source d’économie et d’efficience pour les pouvoirs publics soutenant le développement agricole ?

Repenser le rôle de toute la filière du conseil aux agriculteurs

Le surdimensionnement et l’endettement sont aussi à mettre sur le compte du conseil aux agriculteurs. De la formation des agriculteurs, à leur accompagnement dans le métier, quels sont les imaginaires véhiculés autour des machines ? Comment les salons des agroéquipements véhiculent une vision étroite du champ des possibles technologiques qui s’offrent aux agriculteurs ? Quel est le rôle des conseillers aux agriculteurs (réseau de commerciaux, réseau de concessionnaires, banquiers, techniciens d’organismes de développement agricole…) ?

C’est à l’Etat, garant de l’intérêt général de redonner une direction d’utilité collective à tous les acteurs du conseil et de la formation, pour favoriser des investissements plus économes et plus adaptés.

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Explorer les apports de l’économie circulaire : recyclage et réemploi

Il existe de multiples stratégies d’investissement explorées par une minorité d’agriculteurs pour éviter l’endettement : non-remplacement, comparatifs, achats collectifs, recyclage de machines usagées, innovation frugale, autoconstruction, prêt de matériel… qui sont trop peu explorées dans les politiques publiques et ne font l’objet que d’enquêtes internes. Rien n’indique que les pouvoirs publics s’interrogent sur cette problématique pourtant cruciale dans l’élaboration des politiques de demain.

Le réemploi des agroéquipements est un enjeu majeur pour l’avenir de la filière des machines agricoles. En effet, il est source d’adaptations, d’économies et d’efficacité de la dépense publique. Il s’agit de l’une des thématiques de travail affichées du Gouvernement, notamment au sein du ministère de l’Écologie et du Développement durable.

Aucune étude publique et sérieuse du devenir des machines agricoles usagées, et du champ des possibles ouvert par la structuration d’une filière de recyclage, n’existe à ce jour. Pourtant, d’autres secteurs, comme celui de l’automobile, font l’objet d’un suivi méthodique et d’études publiées et exploitables. Preuve en est qu’une fois de plus, les questions que nous soulevons sont aussi légitimes que nécessaires dans le contexte économique et écologique actuel.

Par ailleurs, la reconfiguration d’un modèle agricole suggère la nécessaire notion de transition. Le démantèlement et la réhabilitation des infrastructures matérielles des usines à produire doit se penser dès maintenant. Nous proposons de lancer des travaux de Recherche & Développement sur la réutilisation des matériaux, sur l’augmentation de la durée de vie des machines, sur les possibilités de remplacer les pièces…

Pour que les représentants de l’intérêt général se saisissent de ces questions

Il est impératif que les manières de concevoir les technologies et d’en définir les objectifs fassent l’objet d’un débat plus large, en intégrant des acteurs plus divers, et avant tout le monde paysan. Une évaluation des politiques publiques incitatives autour des agroéquipements nous semble également nécessaire. Parce qu’ils sont une dimension clé de la transition agro-écologique, il s’agit dans un contexte de recherche d’efficacité de la dépense publique de questionner les dispositifs d’aide à l’investissement, à la Recherche-Innovation, à la formation et d’interroger les orientations technologiques présentées par l’Etat. De nombreuses solutions impliquant les utilisateurs ne demandent qu’à émerger. Elles peuvent être d’un côté sources d’économie pour les pouvoirs publics et de l’autre source d’innovations ouvertes et collectives, mieux appropriables par les acteurs et plus adaptées aux défis de l’agroécologie. C’est cette étude qu’un Rapport parlementaire ou une mission d’étude pourraient assurer, dans un esprit d’ouverture à la représentation nationale et à la société civile.


(3) Pour aller plus loin
  • Sur l’enjeu des données agricoles :
    > Article du magazine Plein Champs
  • "Séminaire le mercredi 5 avril 2017 à AgroParisTech" :

Le Pôle InPACT national a organisé un séminaire autour des questions soulevées par le plaidoyer sur la souveraineté technologique des paysans, à AgroParisTech le 5 avril 2017.

> Les interventions en vidéos et résumés

  • Vous pouvez réagir sur le Forum de l’Atelier Paysan et proposer également de compléter ces deux versions des plaidoyers, par votre expérience, vos lectures. Vous pouvez aussi témoigner de votre prise en main de ces textes et la diffusion que vous souhaitez en faire.

> Lien vers le forum : http://forum.latelierpaysan.org/post4628.html#p4628


(4) Le réseau InPACT en quelques mots

Le pôle InPACT (Initiatives Pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale) national est une plateforme associative composée de la FNCIVAM, l’interAFOcG, le MRJC, Terre de Liens, l’AFIP, Solidarités Paysans, la FADEAR, le MIRAMAP, la fédération Accueil Paysan, L’Atelier Paysan et Nature et Progrès.
L’ensemble de ces réseaux souhaite promouvoir une agriculture plus durable et de proposer des alternatives concrètes aux agriculteurs sur leur exploitation. Sa mission est de :

  • Élaborer et diffuser des références sur l’agriculture durable ;
  • Accompagner au changement de pratiques ;
  • Faire la promotion de l’emploi et de l’installation ;
  • Développer des liens entre agriculture et territoires. L’ensemble de nos réseaux touche environ 50 000 agriculteurs et emploie 400 animateurs et chargés de missions.

Le pôle InPACT a élaboré un « socle commun de la durabilité », détaillant quatre critères :

  • L’efficience économique : systèmes de production économes, revenus décents pour l’agriculteur.
  • L’équité sociale : partage des richesses, du droit à produire, du pouvoir de décision.
  • La protection de l’environnement : préserver la fertilité des sols, les paysages, la qualité de l’air et de l’eau.
  • La culture et l’éthique : respect des générations futures, des communautés paysannes et rurales ; gestion participative de l’espace et des modes de production de qualité.

Le réseau InPACT souhaite apporter son expertise sur les « agricultures durables », les circuits courts, l’accueil et l’installation en milieu rural ainsi que son expérience sur les relations agriculture et territoire.

contact@pole-inpact.fr
https://www.pole-inpact.fr/

Adresse :
InPACT
c/o FADEAR
104 rue Robespierre - 93170 Bagnolet